On avait sonné l’alerte depuis le début du mois de novembre 2022, en annonçant qu’une révision ordinaire des listes électorales du 1er février au 31 juillet 2023, ne serait pas organisée en vue de l’élection présidentielle de 2024. Elle fut renouvelée en début du mois de janvier 2023. Cette prévision fut finalement confirmée le 31 janvier 2023 par un communiqué du ministère de l’intérieur qui annonce qu’il y aura pas de révision ordinaire des listes électorales, mais plutôt une révision exceptionnelle.
Le ministère de l’intérieur s’est fondé sur l’alinéa 5 de l’article 37 du code électoral pour motiver cette décision : « Avant chaque élection générale, une révision exceptionnelle est décidée par un décret qui détermine la durée des opérations et le délai des contentieux. Dans ce cas, il n'y aura pas de révision ordinaire. Toutefois, la révision exceptionnelle peut être décidée dans la même forme en cas d'élection anticipée ou de référendum. ». Un alinéa vague, fourre-tout, dont la modification en juillet 2021, permet dorénavant de ne plus organiser de révision ordinaire au Sénégal. L’alinéa 5 de l’article 39 du code électoral de 2018 à 2021 n’avait pas la disposition suivante : « Dans ce cas, il n'y aura pas de révision ordinaire. » L’invocation de cet alinéa 5 pour ne pas organiser la révision ordinaire de 6 mois, révèle encore une fois, comment une loi peut être modifiée au Sénégal, juste pour satisfaire des intérêts partisans, en l’occurrence ceux du parti politique au pouvoir. L’objectif, qui était de ne pas organiser une période d’inscription sur les listes électorales de 6 mois, pour empêcher l’enrôlement en masse d’environ 2 millions d’électeurs potentiels, est ainsi atteint.
Le parti politique au pouvoir peut ainsi continuer à déployer sa stratégie électorale qu’il pense lui permettra de gagner la présidentielle de 2024. A cet effet, non seulement la révision ordinaire n’est pas organisée, mais pire encore, la révision exceptionnelle annoncée dans le communiqué du ministère de l’intérieur ne sera pas non plus organisée, à moins que les résultats attendus de la vente de cartes de membre du parti au pouvoir ne soient pas atteints.
L’objectif annoncé par le parti au pouvoir est d’enrôler 1 500 000 électeurs pour pouvoir gagner la présidentielle de 2024 avec 3 000 000 suffrages. « Avec 1 500 000 militants, ajoutés au coefficient du président, nous pouvons espérer plus de 3 000 000 de suffrages », selon un responsable du parti au pouvoir. Un autre de confirmer cet objectif en affirmant que la vente de 1 500 000 cartes de membre, permettra d’obtenir 3 000 000 de suffrages pour gagner au 1er tour la présidentielle de 2024.
L’inscription de nouveaux électeurs sur les listes électorales par une révision exceptionnelle, ne pouvant permettre d’atteindre l’objectif d’enrôler 1 500 000 électeurs, ces derniers ne peuvent être trouvés que parmi les 3 757 356 électeurs qui n’ont pas voté lors des législatives de juillet 2022.
A cet effet, débuta depuis novembre 2022 le démarchage de 1 500 000 électeurs, officiellement vente de cartes de membre. Les électeurs à démarcher sont identifiées à partir du traitement des listes d’émargements de l’élection législative de juillet 2022, du fichier électoral, mais aussi, à partir des sept programmes et projets sociaux du gouvernement du Sénégal, en sus, du projet de la carte d’égalité des chances, et du programme 100 000 logements, etc.
Tous ces projets sociaux ont un dénominateur commun : ils créent des bases de données qui permettent d’identifier et de localiser des personnes socialement, financièrement et économiquement vulnérables. Ces projets constituent une source importante d’électeurs et d’électeurs potentiels vulnérables dont leurs suffrages peuvent être « achetés » par des dons ou libéralités en argent ou en nature, par des promesses d'emplois publics ou privés ou d'autres avantages, etc. A cet effet, les ressources publiques sont mises au service des intérêts électoraux du parti au pouvoir. Que 2023 soit déclarée année sociale par le président du Sénégal et que le parti politique dont il est aussi le président s’en réjouit, a ainsi tout son sens. Ainsi, de potentiels électeurs qui ne votent ni pour un programme politique encore moins pour un projet de société, mais pour la survie quotidienne, à savoir de quoi manger au jour le jour, sont ciblés.
Dans cette option, pour identifier les électeurs vulnérables, abstentionnistes de la dernière élection législative de 2022, les bases de données de ces projets sociaux, sont croisées avec le fichier électoral pour créer deux fichiers : Un sur les personnes vulnérables qui sont électeurs et un autre sur ceux qui ne le sont pas encore. Ce fichier d’électeurs vulnérables sera ensuite croisé avec celui de la liste des émargements pour identifier les abstentionnistes. Ces derniers sont ainsi identifiés et seront démarchés. Tandis que ceux qui ne sont pas encore électeurs peuvent être inscrits sur les listes électorales. Il est à noter, qu’on peut inscrire des électeurs en catimini, sans que cela fasse évoluer le nombre d’inscrits au fichier électoral.
Un autre moyen de trouver des abstentionnistes vulnérables est la génération de sous fichiers spécifiques à partir du fichier électoral. Outre les informations pour identifier et localiser les électeurs, le fichier électoral contient des données sociodémographiques qui révèlent la situation économique et sociale. En effet, la vulnérabilité d’une personne peut être déterminée à partir de sa zone d’habitation et sa profession. Dès lors, à partir du fichier électoral, il est possible de créer des sous-fichiers d’électeurs potentiellement vulnérables selon ces deux critères.
Enfin, depuis la modification du code électoral en juillet 2021, il est aussi mentionné dans le fichier électoral un éventuel handicap moteur de l’électeur (Article 38, alinéa 1). Le fichier électoral du Sénégal était déjà problématique car il permet la création de « profils d’électeurs » suivant la profession, désormais, il l’est plus encore par la possibilité de profiler spécifiquement une catégorie d’électeurs : les handicapés moteurs. Cette nouvelle disposition ne favorise nullement leur inclusion dans le processus électoral. Tout au plus, elle permettra un traitement différencié des handicapés moteurs dans l’élaboration d’une stratégie de communication politique. Ils sont eux aussi ciblés par le parti au pouvoir dans la quête des 1 500 000 électeurs. D’ailleurs, les activités de la coalition politique au pouvoir dans ce sens ont déjà commencé.
Au regard de ce qui précède, les résultats de ce démarchage électoral qui cible les abstentionnistes vulnérables, dont l’objectif ultime est d’enrôler 1 500 000 électeurs pour gagner la présidentielle de 2024 avec un total de 3 000 000 de suffrages, déterminent l’organisation ou non d’une révision exceptionnelle des listes électorales. Deux scenarii sont alors envisageables.
Dans le premier scenario, l’objectif, d’enrôler 1 500 000 électeurs parmi les abstentionnistes des législatives de juillet 2022, est atteint, il sera dès lors inopportun pour le parti au pouvoir d’organiser une révision exceptionnelle. Pour rappel, le décret fixant la date et la durée d'une révision exceptionnelle est sous le contrôle exclusif du Président de la République du Sénégal qui est en même temps président du parti au pouvoir. Ainsi, il dispose de la prérogative de choisir une période qui ne permette pas le déroulement normal d’une révision exceptionnelle. En conséquence, la révision exceptionnelle ne sera plus dans le calendrier des opérations électorales à exécuter.
A cet effet, l’alinéa 6 de l’article 37 sera invoqué : « Si les délais d'organisation d'une élection anticipée ou d'un référendum ne permettent pas le déroulement normal d'une révision exceptionnelle, l'élection ou la consultation est faite sur la base de la liste électorale révisée dans l'année en cours ». Cette alinéa est à analyser en relation avec l’alinéa 5 de l’article 37, brandi par le ministère de l’intérieur pour justifier la non organisation de la révision ordinaire, dont la dernière disposition est libellée comme suit : « Toutefois, la révision exceptionnelle peut être décidée dans la même forme en cas d’élection anticipée ou de référendum ». En vertu de ces deux dispositions, le ministère de l’intérieur décidera de ne pas organiser une révision exceptionnelle. L’élection présidentielle de 2024 sera alors organisée avec les listes électorales des législatives de juillet 2022. Ce scenario rappelle, qu’il est capital pour l’intégrité de la présidentielle de 2024, d’identifier et comprendre l’abstention record de 3 757 356 électeurs aux législatives de juillet 2022.
Dans le deuxième scénario, le parti au pouvoir n’arrive pas à obtenir les 1 500 000 électeurs parmi les abstentionnistes ciblés. Une révision exceptionnelle de très courte durée sera alors organisée, d’une part pour combler le gap et d’autre part pour éviter d’achever l’image de la démocratie, aujourd’hui au plus bas. Cette révision serait certainement l’occasion de valider l’inscription en catimini de centaines de milliers de nouveaux électeurs, identifiés avec l’opération de vente de cartes de membre, tout en ne créant pas les conditions permettant l’inscription en masse des 2 millions d’électeurs potentiels. L’évolution du fichier électoral nous édifiera sur cette éventualité, bien que, l’inscription en catimini est possible, sans faire évoluer le nombre d’inscrits au fichier électoral. Pour rappel, la révision exceptionnelle des législatives de juillet 2022 a eu une durée de 15 jours (du 7 au 21 mars 2022). Le nombre de nouveaux électeurs inscrits n’a été publiée ni par la Commission Électorale Nationale Autonome, ni par la Direction Générale des Élections. Aucune information n’est publiée à l’intention des citoyens. Quand, il s’agit du fichier électoral au Sénégal, c’est l’opacité totale, aucune transparence.
Enfin, des suffrages peuvent aussi être obtenus le jour du scrutin pour atteindre l’objectif de 1 500 000 voix, en faisant voter des personnes avec des cartes d’électeurs non distribués et faire faire des votes multiples à des électeurs et des non électeurs. Il est à remarquer que la procédure d’identification de l’électeur lors du vote n’est pas fiable. Aussi, n’importe qui peut voter avec la carte d’électeur d’autrui ou faire des votes multiples (Nous y reviendrons).
La non organisation d’une révision, ni ordinaire, ni exceptionnelle, révèle que le parti politique au pouvoir est en train de redéployer en vue de la présidentielle de 2024, un de ses principaux axes de sa stratégie électorale qui a fait ses preuves à la présidentielle de 2019 : créer un corps électoral sur mesure dont l’analyse en relation avec leur fichier de 3 millions d’électeurs permet au parti au pouvoir de déterminer d’avance les communes et départements ou la victoire est assurée et celle où la tendance est défavorable nécessitant des manipulation pour l’inverser (Nous y reviendrons).
Aussi, fort de sa stratégie électorale inéquitable mais efficace, la victoire est déjà clamée par le parti au pouvoir un an avant le scrutin de la présidentielle de 2024, comme en 2019. En effet, le résultat de l’élection présidentielle du 24 Février 2019 au Sénégal était déjà annoncé d’avance, 8 mois avant le scrutin, par un député de la coalition au pouvoir, le 18 juillet 2018, avec un score minimum de 57%.
L’implémentation de cette stratégie électorale a commencé depuis la modification du code électoral en juillet 2021. Le parti au pouvoir s’est ainsi donnée les moyens juridiques qui lui permettent de poser des actes inéquitables. Il en est suivi, un 1er acte (pas de révision ordinaire), un 2ème (démarchage électoral illégal) et maintenant, 3ème acte, non organisation d’une révision exceptionnelle. Tous ces actes concourent à la réalisation de cette stratégie électorale qui vise à programmer d’avance la défaite de l’opposition à la présidentielle de 2024. Une élection de faire-valoir démocratique.
L’heure est donc à la mobilisation politique et citoyenne pour déconstruire cette stratégie électorale, même si, en faisant recours à la loi, les dérives autoritaires du Gouvernement du Sénégal s’accentuent de jour en jour : « Il n’y a point de démocratie plus autoritaire que celle qui se déroule à l’ombre des lois sous les couleurs de la justice ».
Depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuel président en 2012, par ailleurs président d’un parti politique mais aussi d’une coalition politique, le Sénégal est passé : D’une démocratie représentative à une démocratie censitaire. D’une démocratie de dialogue à une démocratie de confrontation.
Dans un tel contexte de recul démocratique caractérisé par des attaques contre la liberté de la presse, de violations du droit à la liberté d’expression, à la liberté de s’assembler et de se réunir, d’atteinte au droit de vote, au libre choix et au secret du vote, pousser l’opposition politique qui constitue une menace électorale à la présidentielle de 2024 au boycott est une option de premier plan de conservation du pouvoir. Un boycott faciliterait ainsi l’organisation d’une élection avec une opposition de faire valoir démocratique.
Un boycott ne devrait jamais être envisagé car même si l’élection présidentielle de 2024 en préparation est déjà entachée par des atteintes au droit de vote, au libre choix et le secret du vote, elle peut toutefois permettre de changer la donne. Pour s’engager dans une telle dynamique de transformer une défaite programmée en une victoire, les partis politiques d’opposition doivent commencer à contester dés à présent le processus électoral par des alertes et des dénonciations objectives afin de mobiliser les citoyens.
Elle peut y parvenir par :
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Brandir la loi électorale du régime, votée en juillet 2021, pour faire connaître aux citoyens les modifications qui sapent l’intégrité et la transparence du processus électoral ;
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S'appuyer sur des initiatives citoyennes pour exposer l'étendue de la manipulation du processus électoral ;
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Impliquer les citoyens à chaque étape du processus électoral pour démontrer de manière crédible les violations électorales et les droits humains ;
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Informer les citoyens sur les conséquences sur leur droit de vote de la non organisation d'une révision ordinaire et exceptionnelle des listes électorales mais aussi les conséquences du démarchage électoral du parti politique au pouvoir sur leur liberté de choix de candidat et le secret de leur vote.
L’implémentation d’une telle stratégie à l’échelle nationale a transformé, dans d’autres pays, une population autrefois apathique en citoyens actifs et a créé les conditions d'un changement, malgré la violence de masse d’un régime autoritaire au nom de la sécurité du pays.
« Ceux qui abandonnent une liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire ne méritent ni liberté, ni sécurité. » Benjamin Franklin.
Aujourd’hui plus que jamais, nous citoyens, nous devons être déterminés à jouir de nos droits et libertés fondamentales, pour que la démocratie l’emporte sur les fausses évidences des slogans et manœuvres sécuritaires à des fins politiques et électorales. Un processus électoral transparent et inclusif, différent de celui en cours, qui respecte tous les principes d'intégrité est le meilleur gage pour consolider une démocratie électorale, mais surtout, préserver la paix et la cohésion sociale.
Fait à Dakar, le 19/ 02 / 2023
Ndiaga Gueye
Doctorant en Sciences de l'Information et de la Communication
Chercheur en Marketing politique, Big data, Élections et Démocratie.
Laboratoire: LARSIC,
École Doctorale: ED-ETHOS
Université Cheikh Anta Diop de Dakar Sénégal
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